
Fiascorenze
Nouveau message : demande de réservation d’Alessia pour 3 personnes du 30/12/17 au 01/01/18.
Trois italiennes, un idéal féminin cliché mais tenace pour Niels, qui s’invitait chez lui à la faveur de l’économie du partage.
Il était pourtant las de mettre son appartement à disposition de voyageurs étrangement attirés par Marseille, de devoir préparer des lits au cordeau, et d’inspecter chaque recoin de sa salle de bain pour débusquer les sentinelles d’armées de poils cachés et prêts à envahir le sol. Mais une telle réservation ne se refusait pas. Pourquoi ne pas terminer sur celle-ci d’ailleurs ? Un final idéal, après 4 ans d’airbnb.
Il les accueillit avec son fils, Tom, atout et gage de sécurité. Elles arrivèrent à petits pas légers dans le salon, avec parfums et valises à roulettes dans leur sillage. L’incantesimo funzionata immediatemente.
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Alessia, Daniela et Maddalena. Deux sœurs et une amie, arrivant à Marseille avec des envies de détente, de mer et de vin, après les festivités de Noël dans leurs familles.
Elles avaient réservé l’appartement de Niels jusqu’au 1er janvier, ce dernier partant fêter la nouvelle année chez son père avec Tom, mais elles restaient dans le sud de la France jusqu’au 5, attendant de voir si une autre destination proche se présenterait à elles.
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Cette destination se fut Marseille, sa beauté négligée, son urbanisme improbable, et son brouhaha sympathique.
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Le lendemain de leur arrivée Alessia échangea avec Niels par messagerie interposée. Elles s’interrogeaient encore sur l’après 1er janvier, elles avaient libéré une chambre, celle de Niels, et occupaient toutes les trois celle, spatieuse, de Tom. Niels proposa alors qu’elles restent chez lui jusqu’au 5, s’il pouvait reprendre sa chambre, d’abord avec Tom jusqu’au 2, date du retour chez sa mère, puis seul… « Perfetto » fut la réponse d’Alessia. La messa è stata detta.
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Trois jours enchantés. Un petit tourbillon de sonorités latines, d’entrechoquements de verres et de séduction. Une remise d’aplomb pour Niels après sa rupture avec Sophie. Une petite colocation bienvenue, joyeuse et éphémère.
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Et lorsqu’un soir Daniela et Maddalena partirent se coucher au même moment, Alessia et Niels se retrouvèrent face à face. Une tisane et un livre comme prétexte pour se rapprocher, et Niels glissa sa main dans les cheveux d’Alessia.
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L’ordre des choses était respecté. Alessia était en première ligne. Seule des trois sachant parler français, grâce à des années passées à Paris et Bruxelles, d’une beauté joliment dosée, tour à tour avenante et revêche. Niels l’abordait en douceur. Quelque chose chez elle s’ouvrait mais quelque chose d’autre résistait. Ils se retrouvaient à la frontière de ce qu’ils pouvaient donner chacun à cette rencontre entre parenthèses. Alors quand Niels déposa les 3 voyageuses à la Gare St Charles, au petit matin du 5 janvier, il enlaça Alessia de manière un peu gauche, sans savoir la portée à donner à son geste, mi-amical mi-aimant.
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Mais les réseaux sociaux aident à maintenir le lien, et l’éloignement physique à rendre une relation fantastique. Alessia et Niels, restèrent en contact. Ici une photo, une pensée, un baiser. Et dans l’enchaînement des messages l’idée d’une venue de Niels à Florence, où vivait et travaillait Alessia, se fit jour.
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Et voilà Niels installé dans le Flixbus de 11h35, un jeudi matin de février, à destination de Gênes, d’où il prendrait un second bus pour Florence, Firenze, la città con il giglio rosso.
La boîte à fantasmes grande ouverte, la perspective de retrouver Alessia chez elle, dans cette ville mythique, était une combinaison magique et chargée de volupté. Et le long trajet en car constituait le sas idéal entre le quotidien de Niels et cette nouvelle aventure amoureuse.
Cependant les bus longues distances vous ramènent rapidement à la réalité. Ils vous descendent de votre balançoire à rêveries cotonneuses. On s’y retrouve entre refoulés du train et de l’avion plus chers, on y téléphone bruyamment, on y ronfle, on y mastique des pipas avec des bruits de succion terribles qui provoquent des regards désapprobateurs et sans effet.
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L’arrivée nocturne du Flixbus Genova-Firenze, dans un froid glacial, entre les hauts pans de murs rouges-gris de la gare ferroviaire et de la forteresse de Basso, sombre couloir sans horizon, ne remit pas Niels sur le chemin du plaisir. Le car était arrivé en avance et Alessia n’était pas là. Niels s’installa sur un banc métallique qui lui transmis immédiatement, à travers les mailles de son jean, les températures négatives accumulées depuis le début de la soirée. Les fesses glacées, Niels redevint bipède et vit arriver avec soulagement Alessia, venue le chercher en scooter, son motorino, et laissant ainsi entrevoir le début de la douceur florentine.
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Juché à l’arrière du deux roues, ses cuisses contre celles de son hôte, Niels trouva le trajet entre la gare et l’appartement d’Alessia charmant malgré le froid qui sévissait de plus belle et qui s’engouffrait dans les ouvertures de sa veste. Et l’arrivée dans l’appartement apportait aussi des signes prometteurs, le chauffage faisait son office enveloppant et l’intérieur était délicatement décoré et se prêtait à la flânerie.
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Mais rapidement les signaux de la redescente sur terre reprirent leur office. Le visage tiré, Alessia avait eu une journée difficile, et la perspective de celle à venir n’aidait pas à la détendre. Elle avait espéré disposer de son vendredi pour le passer avec Niels mais une réunion incontournable à l’Université, où elle travaillait, et des examens médicaux à passer pour des problèmes digestifs, avaient eu raison de ses intentions. Niels la savait intolérante au gluten – sorte de damnation quand on est italienne –, mais il la découvrait aussi en conflit avec les fruits, l’alcool et les produits laitiers. Le champ des possibles culinaires se réduisait, mais c’était secondaire devant les autres plaisirs qui s’annonçaient dans ce long week-end, du moins ceux que Niels avait imaginé depuis plusieurs semaines, et dont Alessia était la pierre angulaire. Piacere tendo le mie braccia !
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Seulement en cette première nuit, la pierre angulaire fut de marbre. Tout juste réceptive aux quelques baisers furtifs de Niels, elle ne prenait jamais l’initiative d’en offrir un seul. Niels s’en accommoda, considérant que sa mauvaise journée ne devait pas aider Alessia à s’ouvrir à lui, et qu’il était préférable de garder un peu de distance en ce début de séjour pour laisser monter le désir. Niels préférait ne pas voir comme un signe la mauvaise météo qui s’annonçait tout le long du week-end. Il s’endormit à côté d’elle, à défaut de s’endormir contre elle, confiant néanmoins dans sa destinée hédoniste.
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Le lendemain, après qu’Alessia fut partie à son travail, Niels se prépara tranquillement à découvrir Florence en solitaire, avec l’intention de le faire à vélo, son mode de déplacement privilégié.
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Des sociétés privées chinoises se disputaient le marché local du vélo en libre-service. La plus répandue, proposait des vélos assez légers, mais sans vitesse et dotés de selles peu ajustables et de petits pneus durs dont la rencontre avec les pavés des rues du centre de Florence transformait ces bicyclettes en marteaux-piqueurs mouvants. Il fallait en plus les réserver et les récupérer via son smartphone et un réseau auquel Niels n’avait pas réussi à se connecter.
C’était insuffisant pour le décourager et il entreprit de gérer sa réservation avec le wifi de l’appartement d’Alessia. Il repéra un vélo à quelques rues de là, le réserva et parti le chercher d’un pas déterminé. Il l’attrapa par le guidon et la selle, avec l’intention de l’amener à proximité de l’appartement d’Alessia pour le débloquer avec son wifi. Seulement un vélo hyper connecté n’est pas un vélo facile, il ne se laisse pas embarquer comme ça. Il se met à biper vigoureusement pour signifier son kidnapping en pleine rue à tous. Cela n’arrêta pas Niels, les regards interloqués des passants glissaient sur lui, il voulait ce vélo.
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Il n’eut pas à le monter jusqu’à l’appartement d’Alessia, son smartphone capta le wifi de son hôte sur le trottoir. La découverte de Florence pouvait commencer. Mais malgré une selle à son maximum, le corps de Niels était arc-bouté sur cet engin visiblement conçu à la taille standard du peuple chinois. Niels, malheureusement était de conception nord-européenne et ses longues jambes restaient pliées quelle que soit la position des pédales, une sauterelle sur un vélo-marteau-piqueur miniature.
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En danseuse, seule position confortable sur ce vélo, il se lança au hasard des rues mais dans la direction du centre. Et malgré le froid et l’effort accrût que nécessitait le vélo, les cuisses en fusion, il était tous yeux ouverts pour capter l’architecture inouïe de Florence, l’entremêlement de la ville et de sa campagne, et les curiosités locales. Un cimetière en guise de rond-point, des gouttières tortueuses, et des panneaux de signalisation de passage d’écoliers fortement genrés, où un garçon costaud et offensif tire dans son sillage une frêle écolière dont le cartable a des allures de sacs à main. Et dans la perspective d’une rue prenant son départ sur la Piazza della Santissima Annunziata, le dôme gigantesque de la Cathédrale Santa Maria di Fiore, Sainte-Marie des Fleurs. Un bulbe géant, une masse écrasante qui se prépare à vous avaler lorsque vous l’approchez, un godzilla fleuri de pierres et de tuiles.
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De longues files de touristes s’offraient en sacrifice à cet animal religieux dominant la ville depuis le XIIIe siècle, ce qui découragea Niels d’être lui-même digéré par la bête. Et puis lui aussi avait faim, plutôt manger que de l’être. La fringale ne poussant pas à chercher longtemps pitance, Niels s’installa en terrasse du premier restaurant se présentant à lui, sur la place de la Cathédrale, avec vue imprenable sur les cordons des touristes entrant un à un dans l’édifice. Et décidant que la suite du programme se ferait à pied, il posa son vélo sur le trottoir qui longeait le restaurant, et actionna l’antivol de fin de réservation. Le vélo le salua de quelques bips joyeux signifiant son plaisir de ne plus être utilisé par Niels. Ciao cavalletta di disgrazia !
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En l’absence d’Alessia et de son intolérance au gluten, Niels en profita pour commander une pleine assiette de spaghettis aux olives et tomates cerises. La serveuse était agréable, l’huile d’olive goûtue et le vin s’accordait bien avec l’ensemble. Il enroulait ses pâtes autour de sa fourchette et les avalait en ayant l’impression d’avaler l’Italie tout entière, Godzilla Cathédrale et Alessia Sans Gluten compris. Non loin, les touristes en file indienne se prenaient en photo avec leur perche à selfie en attendant leur ingestion. Sûrement un dernier cliché pour leurs proches avant leur disparition.
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Niels approchait de la fin de son assiette quand il comprit soudain qu’il mâchait autre chose que des spaghettis et leur accompagnement. Ce qu’il avait sur la langue était long, très long. Un cheveu sans fin que Niels sortait de sa bouche comme un magicien son ruban coloré. Mais ce n’était pas un simple cheveu dans ses spaghettis, c’était un cheveu dans UN spaghetti, pris dans le morceau de pâte, lui donnant des airs d’aiguille à coudre, un long fil noir au bout d’une d’aiguille molle.
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Le forfait remontait donc au moment de la fabrication des spaghettis. Ce constat soulagea la serveuse et elle en déduisit que cela dédouanait le restaurant, lui-même victime de son fournisseur. Niels ne l’entendit pas ainsi et demanda un dédommagement symbolique sous forme d’un café ristretto. Et la patronne du restaurant estimant aussi qu’il y avait préjudice, compléta le café par un verre d’Amaro del capo, une liqueur à base d’herbes officinales, de fleurs et de racines infusées. Une potion magique pour effacer les doléances des clients.
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L’alcool en guise de chauffage central, Niels se demanda comment utiliser les quelques heures dont il disposait dans une ville aussi foisonnante et riche de siècles de culture. Plutôt que de se lancer dans un marathon touristique, il décida de consacrer son après-midi à la visite de la Galerie des Offices, miroir de la Renaissance, gardien des œuvres de Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange… et un lieu qui serait sûrement plus chaud que les rues d’une cité florentine refusant de se dévêtir de ce voile de nuages blancs et groupés. Des nuages ligués pour ne laisser passer aucun extrait de rayon de soleil. Questa città è abbastanza bella, non c'è bisogno di illuminarla.
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Cette fois, Niels n’échapperait pas à la file des touristes. Ils étaient bien alignés, en rang d’oignons, et avançaient par vagues, une chenille prête à grignoter de l’art. Niels se retrouva entre un groupe de cinq jeunes hommes et un couple de quarantenaires. Le club des cinq se révéla rapidement américain. Le leader charismatique du groupe monopolisait la parole dans un phrasé parfaitement élastique et sonore, et ses récits d’exploits de conquêtes féminines étaient entrecoupés par les rires grassouillets de ses faire-valoir. Devant, le couple ne bronchait pas. On sentait chez eux une détermination sans faille d’atteindre le bout de la queue. Se concentrer sur cet objectif leur ferait peut-être gagner des places.
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Niels avait eu la bonne idée de prendre un livre trouvé chez Alessia. Un petit ouvrage rassemblant des textes sur Florence de différents écrivains. Au prix d’une concentration au moins aussi puissante que celle de ses voisins de queue il réussit à oublier la logorrhée américaine et à se plonger dans ces textes. Camus, Dante, puis Proust qui pensait à Florence « comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs»…
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A l’approche de l’entrée du musée la file avait tendance à se comprimer, et sous le double effet de l’impérialisme américain arrière et du bloc conjugal avant, sans y prêter attention, Niels et sa tête en livre, s’étaient légèrement déportés sur le bord de la ligne, à quelques pas devant le couple stoïcien.
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- Monsieur, je vois bien ce que vous êtes en train de faire. Accent suisse.
- Pardon ?
- Vous faites semblant de lire pour gagner des places dans la queue. Accent très suisse.
- …
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Du couple c’était Monsieur qui avait pris l’initiative de remettre Niels dans le rang. De taille moyenne, plutôt frêle, un petit chapeau Trilby juché sur la tête, lunettes, cheveux sombres et légèrement grisonnants, il n’avait pourtant pas l’apparence d’un flic ni le physique de son offensive. Et Niels, qui avait hérité lui-même d’une nationalité suisse se transmettant de génération en génération, comme les fortunes et les tares, se faisait une toute autre image du type de concitoyen qui pourrait s’offusquer d’un petit écart dans une grande file d’attente, au point de le signifier. Niels embraya :
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- Vous êtes sûr de vous quand vous affirmez ça ? Vous pensez vraiment être dans le vrai ?
- Absolument ! C’est ce que vous êtes en train de faire. Et je ne voudrais vraiment pas perdre une place dans la queue à cause de vous. Accent à couper au couteau suisse.
- Ecoutez, si j’étais en train d’essayer de gagner des places je serais le pire grugeur de files d’attentes du monde, car en une demi-heure je n’ai gagné qu’une demi-place. Comment est-ce que vous pouvez affirmer un truc pareil ? Niels était lancé.
- Vous perdez votre temps et votre énergie avec vos suppositions. Figurez-vous que je partage avec vous la citoyenneté suisse et je reconnais bien là le sens aigu du cadre et du respect des règles. Mais les cadres peuvent induire en erreur et là vous vous plantez complètement.
- …
- Et là je vous réponds de manière civilisée et calme, je travaille mon côté suisse, mais si c’était le marseillais qui vous avait répondu ça ne se serait pas passé de la même manière.
- Ah oui et de quelle manière ?
- Moins civilisée.
- Vous aussi vous ne savez pas comment j’aurais réagi alors, ce dont je suis capable.
Mais l’échange n’avait d’agressif que l’apparence, et tandis que Madame se cachait derrière Monsieur en attendant l’issue de la joute verbale, Niels compris à cet instant que son séjour était une blague et ce dialogue son firmament. Il tua le coq en lui pour ne laisser place qu’au contemplateur de l’absurde, Niels ouvrit la porte à une autre perception et à une autre interaction.
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- En tout cas vous avez un compas dans l’œil. A vous surveiller au centimètre près.
- Non, au millimètre près !
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Une plaisanterie ! Monsieur venait de faire une plaisanterie ! Venant d’un suisse cela semblait déjà beaucoup, et la discussion pris une tournure philosophique qu’il est inutile de relater ici car elle n’aurait pas apporté grand-chose au récit et encore moins à la philosophie ; mais à partir de ce moment, Niels se mit à jouer joyeusement de la situation. Il feignit un gain de plusieurs places sur le couple, et, lorsqu’il les retrouva plus tard dans une des nombreuses salles de la Galerie des Offices, Niels demanda à Monsieur et Madame s’ils l’autorisaient à passer à la suivante. Ils firent semblant d’hésiter, rirent ouvertement, et saluèrent en sourire.
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C’est avec cette humeur espiègle que Niels visita le musée. Devant le peu de méfiance d’une vendeuse il vola le guide de la Galerie, un beau livre en papier glacé détaillant les œuvres, avant de s’apercevoir qu’il avait en mains la version espagnole et de se le faire échanger pour la version française sous le prétexte que c’était sa mère qui s’était trompée une heure auparavant. La vendeuse lui donna la version française et le ticket de change allant avec. Il s’amusa que nombre des œuvres et peintures fastueusement dorées et à connotation religieuse avaient été réalisées grâce au commerce des indulgences, l’invention la plus lucrative de l’Eglise catholique romaine ; il remarqua les sexes miniatures des statues masculines, de quoi redonner confiance aux moins-bien équipés ; et trouva des similitudes entre des personnages peints sur les plafonds de la Galerie et les Crados, ces personnages drôlement dégueulasses sur vignettes paninis qu’il achetait en cachette dans son enfance au tabac-presse de son quartier.
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Un message d’Alessia lui indiquant qu’elle quittait son travail mis Niels sur le chemin du retour, et ayant recouvré le réseau téléphonique adéquat, il partit à la recherche d’un nouveau vélo-marteau-piqueur.
L’humeur d’Alessia restait malheureusement au diapason de la météo locale. L’échographie qu’elle avait passé dans l’après-midi n’avait pas permis d’établir de diagnostic pour ses douleurs abdominales et son intolérance à certains aliments. Elle relatait avoir eu affaire à une radiologue débutante qui s’en remettait quasiment à Alessia pour interpréter les clichés. Niels tenta de la divertir avec ses péripéties du jour mais son récit eut peu d’effet positif. Le système digestif d’Alessia refit surface, mais d’une autre manière. Après avoir ouvert une bouteille de Bombarde, un vin de Sardaigne, dont l’étiquette arbore deux canons et un nez de clown, elle entreprit d’aborder son manque de réceptivité aux avances de Niels.
- Je suis désolé, mais je n’y arrive pas. Ma tête dit oui, mais mon ventre dit non.
Niels regrettait vraiment que l’échographie n’ait rien donné. Peut-être que la radiologue était passée à côté d'un énorme nœud existentiel, sentimental et sexuel que la simple identification aurait suffi à dénouer. Il ne lui restait qu’à admettre la réalité.
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- J’ai remarqué ton blocage mais je me disais que cela s’atténuerait, que c’était peut-être lié à ton vécu et qu’il te fallait du temps pour entrer en confiance. Tu n’as pas à culpabiliser de ne pas avoir de désir.
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Niels se sentit soudain très loin de chez lui. Il se vit un verre de vin de clown à la main, chez une florentine froide, dans sa ville froide, et la petite musique de l’absurde refit surface. Il commença à envisager de raccourcir son séjour.
Pourtant les mots mis sur le malaise eurent un effet libérateur. Alessia n’eut plus à repousser les baisers de Niels puisqu’il les remisa dans son arrière-boutique des souvenirs sensoriels. Et le constat de leur incompatibilité ouvertement abordé, Niels n’avait plus qu’à se concentrer sur la drôlerie de l’échec de son séjour.
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La scène suivante lui donna raison. Ils dînèrent et entreprirent de faire la vaisselle avant d’aller en ville rejoindre des amis. Alessia à l’éponge, Niels au torchon, tout en discutant avec une légèreté retrouvée. Leurs gestes étaient coordonnés et harmonieux. Ils ne faisaient pas l’amour ensemble mais ils faisaient très bien la vaisselle.
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Motorino, zig-zags dans les rues de Florence, et une rue avec des bars et des gens dans les bars et sur les trottoirs. Les ami.e.s d’Alessia. Surtout des femmes, trentenaires, progressistes, alternativistes, ravies de pouvoir discuter avec un français et avec un marseillais. L’une questionnant Niels sur la cité phocéenne, l’autre expliquant que dans sa Sardaigne natale plusieurs mots étaient d’origine française, de l’époque où les navires et colons français arpentaient la Méditerranée : armoire et moustache par exemple. Vive la francophonie des meubles et des barbiers.
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Seulement il pleut et il fait froid, motorino, zig-zags, trajet retour. Au lit, devant Hunger games, les jeux de la faim, l’anti-choix cinématographique de Niels pour une Alessia férue de lettres et de théâtre. A l’écran le ventre de Jennifer Lawrence, qui se battait pour sa survie, disait oui et trois fois oui.
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Le matin, Niels se leva avant Alessia et consulta les horaires des prochains Flixbus. Et au réveil de la bella accigliata il lui confia son intention de partir le lendemain, dimanche, un jour plus tôt que prévu. Cela ne plomba pas l’atmosphère pour autant. Alessia exprima son désarroi de l’accueillir ainsi, mais Niels lui répondit qu’elle n’avait pas à s’en faire, et que s’il souhaitait raccourcir son séjour, il souhaitait également profiter du mieux possible des heures restantes. Vivere ogni giorno come se fosse l'ultimo.
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Alessia proposa d’aller au marché de Sant’Ambrogio acheter les ingrédients du dîner prévu avec quelques amis le soir même chez elle. Il s’agissait d’une halle avec de belles échoppes, et à l’extérieur, des étals éphémères proposaient des fruits et légumes, des produits locaux et des habits à petits prix.
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Niels vit de belles saucisses chez un boucher-charcutier. L’idée lui vient alors de préparer une erwtensoep, une soupe typique de sa Hollande natale, une soupe d’hiver qui tient au corps, à base de pois cassés, agrémentés de carottes, d’oignons et donc de saucisses. Alessia approuva.
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Dans la halle, ils décidèrent d’acheter aussi de quoi préparer leur déjeuner. Un traiteur proposait différentes préparations de viandes et légumes à faire revenir. Et parmi ces préparations c’est la viande de porc avec artichauds qui eut leur faveur. Mais en cette fin de matinée il y avait foule et il fallait prendre un ticket pour pouvoir être servi. Niels pris le n°92 et le commerçant, bavard et jovial, était en train de servir le 79. Chaque client avait droit à une recette, un conseil de cuisson ou une plaisanterie.
Alessia et Niels eurent le temps d’aller se rendre compte que les autres échoppes cumulaient les mêmes retards de tickets. Retour à la cible initiale. Ticket 88, ticket 89, ticket 90… le ticket 91 tergiverse, observe les différentes préparations, puis jette son dévolu sur l’intégralité de la viande de porc plus artichauds… La blague n’est jamais loin. Le mauvais sort toujours à l’affut. Niels se marre intérieurement, anticipe désormais les points de bascule et les photographie avec son téléphone. Cliché de l’étal plein de choix, puis cliché sans la viande plus artichauds.
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A l’extérieur de la Halle un stand attira l’attention de Niels. Il s’y vendait de l’huile d’olive et du vin. Et une bouteille était estampillée d’un post-it sur lequel le prix était affiché et l’inscription « Fiasco ». Voici que le mot-clé du ressenti de Niels lui apparaissait au détour du Mercato di Sant’Ambrogio. Telefono, foto, fiasco. Ce terme est utilisé par les italiens pour désigner à la fois cette bouteille de vin en forme de goutte d’eau à base garnie de pailles, et les catastrophes et autres désastres. Niels considérait que son désastre florentin commençait à constituer un souvenir mémorable, un fiasco mémorable. Fiasco à Firenze, Fiascorenze ! Fiasco à Firenze, Fiascorenze !
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La météo alternait froid et pluie ou que froid. Alessia profita donc d’un moment juste froid pour emmener Niels à Fiesole, une ville huppée surplombant Florence et offrant une vue inoubliable sur la cité du lys rouge. Dans la montée, accroché à l’arrière du motorino, Niels admirait l’entremêlement entre Florence et sa campagne. De grandes oliveraies échappaient aux appétits immobiliers et s’harmonisaient avec une ville ayant su maintenir des terres nourricières. Niels pensa à Marseille et sa furie bétonnière.
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Mais Fiesole était de mèche avec Florence. Elle avait été bien informée du projet de ruiner toute éclaircie dans le séjour de Niels. Son promontoire offrait une vue parfaitement bouchée sur Florence. On distinguait tout juste les premières villas florentines grignotées par le brouillard, et un clocher en guise de doigt d’honneur. Niels pris en photo cette vue splendide pour son album de voyage foiré. Les petites gouttes qui se mirent à tomber signifièrent qu’il était temps de rentrer se terrer chez Alessia. Et d’attendre des jours meilleurs.
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Après une alternance de lecture, de soupirs et de Hunger games répétita, Niels et Alessia se lancèrent dans la préparation du dîner. Fabio, chirurgien ORL, et Hélène, doctorante française de l’Université où travaillait Alessia, étaient attendus vers 20 heures. Karina, une collègue, arriverait plus tard.
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Niels mit à cuire les pois cassés dans l’eau après les avoir fait tremper. Il fit revenir oignons et carottes avant de les incorporer à la soupe et grilla les saucisses puis les coupa en rondelles et les réserva. Alessia prépara une polenta et son accompagnement à base de sauce tomate, d’oignons et de champignons. La cucina unisce i popoli.
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Hélène arriva la première dans une grande veste en feutre beige qu’elle ôta rapidement pour découvrir un corps fin et de longues jambes habillées par un jean. Lyonnaise de son origine, elle avait choisi Florence pour y finir son doctorat en sciences humaines et projetait de rentrer prochainement en France. Joviale, elle apporta une once de bonne humeur et une possibilité pour Niels de converser en français sans effort.
Fabio suivit, dans un caban bleu marine piqueté de gouttes de pluie. Grand, svelte, cheveux noirs mi-longs, mesuré, il ne correspondait pas à l’idée qu’on pouvait se faire du chirurgien tout puissant tout en haut de la chaine alimentaire médicale. Il était sympathique en clair.
Tous les quatre montèrent prendre l’apéritif sur la mezzanine d’Alessia qui faisait office de petit salon d’appoint. Fabio s’installa à côté d’un vieux tourne-disque et assura l’ambiance musicale, piochant au hasard dans une pile de 33 tours. Il revenait de Parme et relatait sa découverte du magnifique Théâtre Farnese, en bois, où il avait assisté à une répétition d’amis musiciens. Alessia qualifia Parme de ville trop bourgeoise. Et Hélène expliqua tout le bien que lui avait procuré sa journée à Rome, assimilant Florence à un village où elle croisait de plus en plus les mêmes personnes. La conversation était agréable et bien rythmée. Le moment anormalement parfait.
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Au moment de passer à table, Niels avait dû sentir que cette harmonie cachait un nouvel épisode « bouteille de vin en forme de goutte d’eau à base garnie de pailles ». Après avoir transmis la vaisselle de l’apéritif il resta juché sur la mezzanine et observait la scène du passage des plats de la cuisine à la salle à manger, et de l’initiative prise par Fabio de remplir les bols d’erwtensoep qui mijotait dans sa casserole. Le point de vue méritait d’être photographié. La première photo immortalisa une harmonieuse préparation de dîner, la deuxième photo immortalisa une catastrophe.
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Fabio perdit le contrôle d’un bol qu’il était en train de remplir et son contenu se déversa sur sa main droite et sur le sol de la cuisine. Malheureusement la erwtensoep, avec sa texture épaisse, garde très bien la chaleur, elle est faite pour réchauffer le corps du paysan néerlandais qui part aux champs, pas la main d’un chirurgien florentin.
Il appliqua immédiatement ses propres soins d’urgence. Il passa son outil de travail sous l’eau froide de longues minutes, en répétant "Scusi, scusi", pendant qu’Alessia nettoyait le sol. Puis il enveloppa un bloc de glace dans un torchon et noua l’ensemble autour de sa main. Un pansement qu’il garda le reste de la soirée. L’ultimo disastro.
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Pourtant, ni la soupe renversée, ni la main brûlée, n’eurent d’effet délétère sur l’atmosphère chaleureuse de la soirée. Le règne du fiasco n’était pas total et chacun participait à le maintenir en cage, y compris Fabio qui ne semblait pas perturbé par son sort, bien qu’il ôtait de temps à autre sa main du torchon pour agiter ses doigts et estimer s’ils seraient fonctionnels pour les prochaines opérations. Karina sonna à la porte et prit le fil de la discussion, de la polenta et de la erwtensoep assagie.
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Les amis partirent sur le coup de minuit. Niels et Alessia se lancèrent dans ce qu’ils faisaient le mieux ensemble, la vaisselle. Niels eut l’illusion de croire que sous l’effet combiné du vin, de la soirée agréable et de son départ imminent, Alessia s’ouvrirait peut-être à lui, et que son lit, pour cette dernière nuit, ne serait pas simplement le support de leur sommeil. Mais cette vague de sensualité tardive aurait créé une grave dissonance avec le reste de son séjour et Alessia su parfaitement préserver leur chasteté.
Le car quittait Florence en fin de matinée. Cela laissa le temps à Niels et Alessia de converser une dernière fois. Il y fut sujet de Marseille, de politique italienne, de leurs familles respectives et surtout de théâtre. Niels questionna Alessia sur la pièce qu’elle avait écrite et faite jouer et qui relatait un naufrage amoureux qu’elle avait vécu lors de ses années en France. « A mare », jeu de mot sur la mer, amer et aimer.
Motorino, zig-zags, gare routière. Le Flixbus pour Gênes est à quai. Il fait toujours froid et gris. Niels fait valider son billet et met son sac dans la soute. Alessia l’accompagne à l’entrée du car.
- Je suis désolée encore, je t’ai vraiment mal accueilli, j’espère que tu ne m’en veux pas.
- Non, je te l’ai dit, et puis je crois qu’on a réussi à convertir cet échec en quelque chose d’autre de pas si mal finalement.
- Oui c’est vrai.
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Alessia sort un paquet de cigarettes de son sac, en attrape une et en propose une autre à Niels. Il la prend, la regarde, puis regarde Alessia et lui dit :
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- C’est la cigarette après l’amour.
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Le 3 mars 2018
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