
Train Toulon – Draguignan 7h00 du matin.
Je m’installe à l’étage du TER qui m’amènera au Cannet-des-Maures, le wagon est quasiment vide. J’ouvre mon ordinateur et commence à le pianoter. Arrive une grande silhouette sombre. Une jeune personne habillée de noir, pantalon, chaussures, sweet, blouson en cuir, tout est noir. La capuche du sweet recouvre les cheveux.
Je regarde son visage anguleux, non masqué en ces temps de covid, et je n’arrive pas à déterminer si c’est un jeune homme ou une jeune femme. Elle peut être exactement l’un ou l’autre et mon cerveau cherche à la classer dans un de ces deux sexes.
Entre temps l’inconnu.e du TER s’est assis.e dans la rangée de places parallèles à celles où je suis installé. Il.elle est dans mon champ de vision. Je continue à interroger son sexe. Son pantalon étant serré sur son corps j’essaye d’en faire le déterminant de mon questionnement, mais le pantalon ne m’aide pas et la position assise non plus.
Je mets mon étude en pause et me replonge dans mon ordinateur.
Quand l’inconnu.e se met à téléphoner.
Il s’agit d’une jeune femme. La voix révèle ce que l’apparence physique n’exprimait pas.
Je m’amuse de cette ambiguïté et retourne à mon clavier.
Le train arrive à la Gare du Luc et du Cannet, je me lève, elle se lève aussi, c’est aussi sa gare d’arrivée. Nous partons chacun dans des directions différentes.
Je dois me rendre dans un restaurant proche de la gare où je vais passer la journée avec des professionnels de la construction écologique. Des professionnels… j’ai toujours écrit des professionnels… le bâtiment est masculin.
Je suis en avance, je prends un café puis j’aide à préparer la salle avec l’organisateur de la journée.
Pendant que nous déplaçons une table, arrive dans le hall du restaurant une grande silhouette vêtue de noir. Comme elle avance vers nous d’un pas rapide c’est très vite son visage qui occupe mon attention.
Un visage long orné d’une bouche éclatante, de grandes lèvres maquillées d’un rouge vif, et des yeux intensifiés par du mascara et dont la plissure des bords externes se prolonge par de légères paillettes qui se mêlent à un fond de teint. Une tête découverte, des cheveux longs et ondulés, attachés en queue de cheval.
Un visage que mon cerveau analyse comme « joli », avant qu’il ne se mette à me rappeler la ressemblance évidente du corps qui se tient devant moi avec celui que j’ai observé dans le train. Mais je reviens au visage, et ça ne colle plus. Mes synapses enclenchent donc un processus de reconnaissance faciale et identifient point par point les détails qui correspondent à ceux de l’inconnu.e du train, elles le démaquillent pour le reconnaître.
C’est bien elle, ce sont bien elles. La fille du train et celle qui est devant moi.
Elle me fait l’effet de ces supers héros qui changent d’apparence quand il s’agit d’entrer en action. Sauf que les supers héros le font intégralement.
Super héro, masculin.
Je lui dis que je la reconnais, qu’on était dans le même train. Je ne sais pas si je fais bien. Mais c’est trop tard, je l’ai dit, et ce faisant j’ai mis à jour sa transformation. J’interprète un peu de gêne dans sa réponse, « Ah oui, en effet…, vous étiez aussi dans le train ».
Et la question restera ouverte durant la journée et lorsque je l’observais en réunion, attablée avec cette majorité d’hommes. Cette question fréquente quand je vois des femmes fort maquillées, des lèvres écarlates, des cils sans fin : quelles parts occupent dans le maquillage, et plus largement dans les codes d’apparences d’une certaine vision de la féminité, le plaisir de se transformer, celui de plaire, et l’obligation supposée de le faire, l’aliénation au regard extérieur et aux attentes du regard masculin.
Suis-je moi-même demandeur de transformation ?
- Oui.
Mais si la transformation est plaisir et jeu.
Si elle devient norme et contrainte alors elle me repousse.
Ecrit le 26/09/2020 dans un TGV Marseille Paris. Devant moi, les sièges sont vides.